L'histoire des disciplines académiques est loin d'être un fleuve tranquille. Dans leur recherche de reconnaissance et de financements, ou leur volonté de refondation, leurs praticiens sont amenés à redéfinir fréquemment ce qui légitime leur geste et la (re)production du corps. Un incessant travail de redéfinition en découle, toujours situé en un lieu et un temps donnés, qui consolide ou déplace les enjeux manifestes de la scientificité -cette justification névralgique. Pour interpréter de telles opérations, les propriétés des agents, la morphologie institutionnelle et la matérialité des pratiques sont des clés de lecture essentielles.
Les enquêtes réunies dans ce dossier embrassent différents champs des sciences humaines et sociales (économie, sociologie, préhistoire, critique littéraire, psychologie) sur une période allant des années 1920 aux années 1970, principalement en France et aux Etats-Unis. Elles soulignent le poids des enjeux politiques et stratégiques et l'importance des relations avec les autres sciences dès lors que l'on veut comprendre comment les sciences humaines et sociales affirment leur scientificité.
L'hypothèse de base sur laquelle repose cette proposition est la suivante: à notre époque, l'identité sociale du migrant a de plus en plus pris les traits d'une représentation numérique, dans le double sens que le terme permet. D'une part, les identités des migrants se constituent en relation avec les technologies de l'information et de la communication (TIC) qui jouent un rôle central à tous les stades du processus migratoire. D'autre part, leur identité se constitue également en relation aux représentations par les nombres du phénomène migratoire, qui ont un poids décisif dans le débat public. Ces deux dimensions de la représentation et de l'identité du migrant sont conditionnées par des implications socio-anthropologiques décisives et apparemment contradictoires.
En effet, la numérisation (au sens de mise en nombre) de la figure du migrant exerce un grand pouvoir désindividualisant, dématérialisant et bio-politique, d'un coté. Mais, cette mise en nombre possède également un potentiel de visibilisation des violences faites aux migrants, de dénonciation et d'empowerment et d'émancipation, de l'autre.
Ce dossier a pour objet différentes quêtes d'intensité qui se manifestent dans notre société. Sports à sensations fortes, recherche de renouvellement et d'intensification des expériences esthétiques ou festives et stratégies cathartiques diverses visant à purger une énergie physique ou affective conçue comme excessive ou perturbante, les comportements auxquels nous avons pensé dans ce projet manifestent un surplus d'énergie et jouent avec les limites du débordement. Apparentés à première vue aux phénomènes de dépense décrit par Bataille, ils marquent une recherche de déroutinisation traduisant le désir soutenu de susciter un état « astructurel » (Duvignaud, 1977) ou de vivre une expérience pour elle-même, c'est-à-dire pour ce qu'elle suscite comme don, voire perte de soi. Tristan Garcia (2016) a interrogé cette vie intense, issue du fantasme électrique qui trouve sa légitimité dans une recherche de puissance et une affirmation de sa présence au monde, supposée échapper au décompte. Cette forme de vie dans l'excès, particulièrement sujettes aux récupérations marchandes, exprime tout aussi bien une quête quasi frénétique de réel que l'incapacité structurelle à en saisir l'épaisseur. On peut interroger sa portée critique.
Les populations roms ou gitanes, en France comme en Espagne, sont l'objet à la fois d'un excès et d'un défaut de représentation. D'une part, elles sont surreprésentées : si la vision romantique des Bohémiens semble passée de mode, les clichés les plus éculés de l'antitsiganisme sont abondamment recyclés par le racisme contemporain. D'autre part, les Roms sont sous-représentés en un double sens. Le sort qui leur est réservé est invisibilisé et leur parole est inaudible : ils sont parlés plus qu'ils ne parlent.
Ce dossier porte sur la (non-) représentation, autant politique qu'artistique et médiatique, des Roms en France et en Espagne des Gitanxs (ou Gitan.e.s) ; et cela non seulement dans le contenu des articles, mais aussi dans la forme de leur écriture, souvent à la première personne, qu'il s'agisse de sociologie, d'anthropologie ou d'études littéraires, de photographie ou de littérature, ou de discours militants.
Ce dossier veut donner à voir ce qui est exhibé ou masqué, affiché ou effacé, et surtout contribuer à faire entendre la voix de celles et ceux dont on parle. L'enjeu, c'est de parler de, pour et parfois avec les Gitan.e.s et les Roms, mais aussi de leur laisser la parole.
Comment les femmes ont-elles fait carrière dans les sciences humaines et sociales en dépit des nombreuses contraintes qu'elles avaient à affronter? Les articles réunis ici permettent de mieux saisir le rapport entre femmes, genre et construction des savoirs. Ils font émerger des situations fort diverses remontant au XIXe ou au XXe siècle, dans une dynamique d'ensemble qui est loin d'être linéaire. Certaines études montrent l'introduction et le développement de carrières de femmes au sein de métiers d'hommes, d'autres des contextes où les résistances du monde masculin sont patentes. La diversité des champs disciplinaires permet de mettre en relief la variété des situations et des parcours de femmes, sans les considérer nécessairement comme pionnières ou marquées par un destin exceptionnel. Le numéro est complété par un entretien inédit avec Londa Schiebinger qui revient à la fois sur son propre parcours académique et sur les rapports entre femmes et sciences.
Le numéro propose d'étudier les liens spécifiques et rarement évoqués entre la mémoire et l'énergie. L'objectif est de soulever les enjeux spécifiques posés par les systèmes énergétiques à la mémoire, et d'analyser les interactions entre les régimes d'historicité d'une société et ses modes de conversion de l'énergie. Elle mobilise des approches anthropologiques, géographiques, historiques, philosophiques, sociologiques, pour étudier des objets variés, de la patrimonialisation d'anciens sites industriels à l'articulation entre différentes conceptions de l'énergie (moderne, grecque, aztèque, vitaliste) et le rapport aux temporalités.
Le numéro se déploie en trois grand axes :
1) "traces, absences et trous de mémoire" analyse les lieux (et non-lieux) de mémoire de l'énergie dans les corps, les environnements, les imaginaires ;
2) "systèmes énergétiques et temporalités" examine l'interaction entre les modes de conversion et de représentation de l'énergie et la construction des temporalités sociales ;
3) "tradition, modernité et changement technique" analyse la disparition et la réapparitions d'usages et d'images dans les représentations des systèmes énergétiques passés ainsi que la manière dont ils opèrent dans le processus d'innovation.
Né de la modernité médiatique, l'événement est devenu aux XIXe et XXe siècles une catégorie à part entière de description et d'organisation de la réalité sociale.
Pour nombre d'acteurs, il est aussi le moyen de se signifier dans l'espace public. Ce dossier étudie ce qui fait l'événement: quelles sont les modalités pratiques de sa production ? Quels ressorts sociaux, affectifs ou rhétoriques mobilise-t-elle ? Où réside l'autorité sociale de l'événement ainsi produit? Et suivant quels mécanismes est-il investi de sens ? Procéder ainsi permet de saisir l'émergence d'une culture de l'événement et la place qui lui revient dans l'agencement des sociétés contemporaines.