Les morts peuvent faire agir les vivants, mobiliser ceux qui restent autour de questions qui touchent à la vie collective, à l'érosion des liens sociaux, à des événements qui les dépassent ou dont l'ampleur ou la violence pourrait les détruire, annihiler ce à quoi ils sont attachés. Les morts peuvent aider les vivants à transformer le monde. Dans ce livre, Vinciane Despret nous raconte cinq histoires où des morts proches ou éloignés dans le temps ont obligé les vivants à leur donner une nouvelle place. Ces morts « insistent » parce qu'il y a eu quelque chose d'injuste dans le sort qui a été le leur : victimes de violence, commandos d'Afrique et de Provence, sacrifiés politiques à la raison du plus fort... Ceux qui restent ont décidé de répondre à cette insistance en commandant une oeuvre grâce à un protocole politique et artistique nommé le programme des Nouveaux Commanditaires. Ce protocole consiste à choisir un artiste et à décider en commun d'une oeuvre. Il va transformer en profondeur les commanditaires.
Cela n'a rien à voir avec le deuil dans sa forme autoritaire (quand les théories psychologiques enjoignent à l'oubli). C'est avec la vie, celle qui n'est plus mais qui est encore d'une autre manière, celle qui résiste à son effacement, que ce faire avec provoque une étonnante série de métamorphoses.
Après avoir travaillé en Alaska avec le peuple Gwich'in, Nastassja Martin a franchi le détroit de Béring pour entamer une recherche comparative au Kamtchatka. Pendant l'époque soviétique, les Even, peuple nomade d'éleveurs de rennes, ont été sédentarisés dans des fermes collectives. Après la chute du régime, beaucoup ont continué d'être les bergers des rennes qui ne leur appartenaient plus, les troupeaux étant aux mains d'entreprises privées. Depuis l'ouverture de la région en 1991, les anciens kolkhozes du Kamtchatka se transforment en plateformes touristiques.
En 1989, juste avant la chute de l'Union soviétique, une famille even aurait décidé de repartir en forêt, recréer un mode de vie autonome fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette. Était-ce une légende ? Comment un petit collectif violenté, spolié, asservi par les colons avant d'être oublié de la grande histoire s'est-il saisi de la crise systémique pour regagner son autonomie ? Comment a-t-il fait pour renouer les fils ténus du dialogue quotidien qui le liait aux animaux et éléments, sans le secours des chamanes éliminés par le processus colonial ? Quelles manières de vivre les Even d'Icha ont-ils réinventées, pour continuer d'exister dans un monde rapidement transformé sous les coups de boutoir de l'extractivisme et du changement climatique ?
Dans ce livre, où les rêves performatifs et les histoires mythiques répondent aux politiques d'assimilation comme au dérèglement des écosystèmes, l'autrice fait dialoguer histoire coloniale et cosmologies autochtones en restituant leurs puissances aux voix multiples qui confèrent au monde sa vitalité.
À quelles conditions l'écologie, au lieu d'être un ensemble de mouvements parmi d'autres, pourrait-elle organiser la politique autour d'elle ? Peut-elle aspirer à définir l'horizon politique comme l'ont fait, à d'autres périodes, le libéralisme, puis les socialismes, le néolibéralisme et enfin, plus récemment, les partis illibéraux ou néofascistes dont l'ascendant ne cesse de croître ? Peut-elle apprendre de l'histoire sociale comment émergent les nouveaux mouvements politiques et comment ils gagnent la lutte pour les idées, bien avant de pouvoir traduire leurs avancées dans des partis et des élections ?
Depuis la terrible expérience du confinement, les États comme les individus cherchent tous comment se déconfiner, en espérant revenir aussi vite que possible au « monde d'avant » grâce à une « reprise » aussi rapide que possible. Mais il y a une autre façon de tirer les leçons de cette épreuve, en tout cas pour le bénéfice de ceux que l'on pourrait appeler les terrestres. Ceux-là se doutent qu'ils ne se déconfineront pas, d'autant que la crise sanitaire s'encastre dans une autre crise bien plus grave, celle imposée par le Nouveau Régime Climatique. Si nous en étions capables, l'apprentissage du confinement serait une chance à saisir : celle de comprendre enfin où nous habitons, dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper - à défaut de nous développer à l'ancienne ! Où suis-je ? fait assez logiquement suite au livre précédent, Où atterrir ?Comment s'orienter en politique. Après avoir atterri, parfois violemment, il faut bien que les terrestres explorent le sol où ils vont désormais habiter et retrouvent le goût de la liberté et de l'émancipation mais autrement situées. Tel est l'objet de cet essai sous forme de courts chapitres dont chacun explore une figure possible de cette métaphysique du déconfinement à laquelle nous oblige l'étrange époque où nous vivons.
Le virus responsable de la Covid-19 n'est pas un professeur adepte de nouvelles méthodes pédagogiques. C'est un maître dur à l'ancienne qui répète inlassablement la même leçon. Et de reprendre encore une fois la démonstration de sa puissance : « Vous me prenez pour un intrus dans votre monde, mais c'est vous qui êtes des intrus dans le mien. » Chaque mutation de ce virus imprime dans notre cerveau rétif à quel point nous faisons société avec les microbes.
Un monde de microbes ? Cette leçon a été donnée aux sociétés humaines pour la première fois au XIXe siècle. Il était donc inévitable de revenir à l'histoire de la microbiologie en essayant de comprendre pourquoi nous ne sortirons pas de ces intrigues où s'emmêlent si étroitement la science, le droit, la politique et la structure des sociétés de ce temps.
Si je me suis tellement intéressé à Louis Pasteur, c'est parce qu'il offrait un cas unique au milieu de cette histoire de liens entre sociétés et microbes. Unanimement admiré pour ses découvertes, il est aussi le savant qui s'était mêlé, comme on va le voir, de toutes les questions de son temps. Pour la nouvelle histoire et sociologie des sciences, c'était le test idéal : une science à l'importance indiscutable qui avait transformé la société de façon radicale. Voilà qui allait permettre de nous sortir de ces visions figées qui continuent à vouloir séparer la science et la politique, les découvertes savantes et les collectifs humains alors qu'ils sont, à l'évidence, si étroitement mêlés.
Les Occidentaux ont toujours considéré qu'il était normal d'avoir peur de l'océan, de vouloir le dominer et d'exploiter inconsidérément ses ressources par le recours à la technique : navires, instruments de navigation, cartes. Nous avons longtemps cru qu'il n'existait pas d'autres rapports possibles à la mer et que notre approche matérialiste était universelle. Or, l'exploration du Pacifique va tout changer.
Quand les premiers explorateurs occidentaux sont arrivés dans les îles du Pacifique, ils ne pouvaient pas comprendre comment les « natifs » s'étaient déplacés sur des milliers de kilomètres, d'îles en îles, sans aucune médiation technologique comparable aux leurs. L'espace objectif des cartes modernes ne correspondait pas à la perception spatiale qui était la leur. La distance n'était pas pour eux une donnée stable. D'où une « cartographie sensorielle » où les repères sont les bancs de poissons, les volées d'oiseaux, le bois flotté, les mouvements des vagues, le ciel, etc. Un groupement de requins, des poissons volants, des méduses, des marsouins, des oiseaux, la couleur de l'eau étaient autant d'indices qui permettaient de se situer. C'est cette perspective pacifique qu'Hélène Artaud nous fait découvrir.
Cette rencontre a-t-elle provoqué chez les Occidentaux un tournant écologique ? Si la rencontre avec le Pacifique a pu changer la perception occidentale de l'océan au point d'en faire ce milieu intime, vulnérable et sensible, l'anthropologue interroge la profondeur de ce changement. Le « tournant » océanique des Modernes est peut-être moins l'annonce d'une rupture que l'indice d'une continuité...
Les scientifiques se sentent trahis. Ils dénoncent une montée de l'irrationalité et du relativisme sceptique. Mais ils savent aussi que leur ancienne alliance avec l'État est morte : celui-ci ne rêve plus que de brevets, de percées technologiques. Les scientifiques sont désormais de plus en plus dépendants de financements extérieurs rarement désintéressés et d'accords avec des entreprises privées dans le cadre de la nouvelle économie de la connaissance . Par ailleurs, ils sont aussi confrontés à un nouveau type de public posant des questions gênantes au lieu de faire confiance au progrès. Ce public, indiscipliné mais pertinent, pourrait bien être un allié indispensable pour les scientifiques menacés d'asservissement, mais une telle alliance a un prix : elle demande qu'ils renoncent aux mots d'ordre qui font d'eux la tête pensante d'une humanité en progrès.
Le pari de ce livre est que les scientifiques peuvent y renoncer. Au-delà, il tente de forger les mots qui permettent d'affirmer ensemble, sans confusion ni hiérarchie, des pratiques qui divergent, par exemple celle des pèlerins s'adressant à la Vierge et celle qui a autorisé à attribuer une masse au neutrino. Il plaide pour une écologie des pratiques dont les praticiens sauraient que ce qui les fait penser, sentir et hésiter ne leur appartient pas.
Ce n'est pas seulement dans les pays ravagés par la guerre qu'il faut apprendre à vivre dans les ruines. Car les ruines se rapprochent et nous enserrent de toute part, des sites industriels aux paysages naturels dévastés. Mais l'erreur serait de croire que l'on se contente d'y survivre.
Dans les ruines prolifèrent en effet de nouveaux mondes qu'Anna Tsing a choisi d'explorer en suivant l'odyssée étonnante d'un mystérieux champignon qui ne pousse que dans les forêts détruites.
Suivre les matsutakes, c'est s'intéresser aux cueilleurs de l'Oregon, ces travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers, qui vendent chaque soir les champignons ramassés le jour et qui termineront comme des produits de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. Chemin faisant, on comprend pourquoi la « précarité » n'est pas seulement un terme décrivant la condition des cueilleurs sans emploi stable mais un concept pour penser le monde qui nous est imposé.
Suivre les matsutakes, c'est apporter un éclairage nouveau sur la manière dont le capitalisme s'est inventé comme mode d'exploitation et dont il ravage aujourd'hui la planète.
Suivre les matsutakes, c'est aussi une nouvelle manière de faire de la biologie : les champignons sont une espèce très particulière qui bouscule les fondements des sciences du vivant.
Les matsutakes ne sont donc pas un prétexte ou une métaphore, ils sont le support surprenant d'une leçon d'optimisme dans un monde désespérant.
On a parfois l'impression que les espèces végétales et animales ont appris à se dissimuler au regard des humains. Est-ce le résultat de l'usage des pesticides et du réchauffement climatique ?
Vanessa Manceron s'est intéressée à une pratique scientifique discrète mais de plus en plus indispensable : connaître et reconnaître les plantes, les oiseaux, les papillons et autres insectes, les mondes vivants, tout autour de nous. Pour l'observer le mieux était d'aller en Angleterre, où la tradition naturaliste fait se côtoyer professionnels, universitaires et amateurs. Ce travail n'y est pas tenu pour un passe-temps marginal, mais considéré comme nécessaire. Cette science participative s'apparente à un savoir déambulatoire qui se déploie selon ses propres règles, en s'immergeant dans un territoire précis, délimité, pour y documenter régulièrement et systématiquement les espèces présentes, montrer comment elles se développent, gagnent du terrain ou régressent, voire disparaissent. Il faut apprendre à repérer les moindres indices, à les photographier mais aussi à les dessiner.
On suivra ainsi les plantes, les papillons comme les multiples oiseaux présents dans nos champs en apprenant une autre manière de regarder, de se rendre sensible aux minuscules différences, aux sons, aux variations de couleurs. Et ainsi toucher du doigt une autre manière de vivre et d'habiter.
À l'origine de ce livre particulièrement original, David Abram a reçu un crédit de recherche pour étudier les relations entre magie et médecine. Il s'est donc mis à la prestidigitation, conçue non comme un art de la tromperie mais comme une capacité à modifier le champ perceptif commun : pouvez-vous continuer à faire confiance à vos sens alors que je suis capable de faire des choses que vos sens, justement, n'expliquent pas ?
Il s'est intéressé aux shamans et aux sorciers (aborigènes australiens et Navajos, notamment). Le shaman ne vit pas au coeur de sa communauté mais à sa marge. Il est l'intermédiaire, le médiateur, le négociateur entre les humains et tous les non-humains dont ils dépendent : plantes, animaux, climat, forêts, rivières, grottes, montagnes... Il y a donc une dimension écologique à l'art shamanique, ignorée par les anthropologues, car il n'y a rien de « surnaturel » dans la manière dont ils conçoivent leur action...
Pourquoi avons-nous perdu tout rapport de réciprocité avec la terre et les non-humains qui la peuplent ? C'est que nous avons fait migrer vers le ciel ou vers l'intérieur du crâne tout ce qui est de dimension ineffable et insondable. Les shamans, eux, savent écouter. Grâce à eux, l'auteur va apprendre à voir et entendre comme jamais auparavant. Ainsi, le chant des oiseaux n'est plus un bruit de fond mais un discours doté de signification, répondant aux événements affectant les alentours et leur apportant un commentaire. Le monde n'est plus une réalité muette.
Mais alors, d'où vient notre étrange incapacité à percevoir la nature environnante ? Comment nous sommes-nous soustraits à la réciprocité des sens ? L'auteur engage une réflexion philosophique qui se rattache à la tradition de la phénoménologie et, en particulier, à Merleau-Ponty.
Dans le désert du Néguev, l'ornithologue Amotz Zahavi étudie les cratéropes écaillés, ou passereaux d'Arabie, des oiseaux qui se regroupent à la tombée de la nuit ou au lever du jour pour danser. Pourquoi le font-ils ? Et que signifie le fait qu'ils s'offrent des cadeaux ? Peut-on penser, comme le propose Zahavi, qu'ils sont intéressés par des questions de prestige ? Pour Vinciane Despret, philosophe, qui s'est jointe à l'équipe de chercheurs, il y avait là une occasion tout à fait extraordinaire de comprendre comment on observe les animaux mais aussi comment les chercheurs construisent des théories rendant compte de leurs comportements.
Faut-il étudier les animaux en les soumettant à des dispositifs expérimentaux artificiels, ou les suivre sur le terrain et rassembler tous les indices possibles ? Les théories évolutionnistes sont-elles dépendantes du contexte d'observation, de l'environnement ou de l'obligation de « faire science » ?
Ce sont toutes ces questions qui vont permettre à l'autrice de dresser un tableau de l'éthologie et de ce qu'elle nous enseigne sur un monde que nous n'habitons pas seuls, et qu'il nous faut apprendre à mieux partager. Un monde où les oiseaux dansent et s'offrent des cadeaux et où les chercheurs deviennent inventifs à force de les observer ne pourrait-il pas nous aider à remettre en cause le grand partage entre humains et non-humains ?
Les femmes ne sont jamais contentes. À témoin, Virginia Woolf qui appela les femmes à se méfier de l'offre généreuse qui leur était faite : pouvoir, comme les hommes, faire carrière à l'université. Il ne faut pas, écrivit-elle, rejoindre cette « procession d'hommes chargés d'honneurs et de responsabilités » ; méfiez-vous de ces institutions où règnent le conformisme et la violence.
Vinciane Despret et Isabelle Stengers se sont posés la question : qu'avons-nous appris, nous les filles infidèles de Virginia qui avons, de fait, rejoint les rangs des « hommes cultivés » ? Et comment prolonger aujourd'hui le cri de Woolf, « Penser nous devons », dans une université désormais en crise ?
Ces questions, elles les ont relayées auprès d'autres femmes. Leurs témoignages ont ouvert des dimensions inattendues. Elles ont raconté des anecdotes, des perplexités, des histoires, des événements ou des rencontres qui les ont rendues capables non seulement de dire non et de résister, mais de continuer à penser et à créer dans la joie et dans l'humour. Et surtout, ces femmes, comme toujours, ont fait des histoires...
L'Etat demande de plus en plus aux psys et aux travailleurs sociaux d'être des auxiliaires de l'ordre, un ordre qui se fabrique en lien avec l'économie. Il n'est désormais question que de produire des individus motivés, capables de faire valoir leur singularité, pouvant être évalués : il faut les inciter à valoriser leur « capital » humain. La transformation touche autant ceux qui doivent être évalués que les évaluateurs eux-mêmes. Mais peut-on se contenter de dénoncer ? Il faut d'abord « sentir » le désastre. On suivra ainsi l'auteur dans sa déambulation dans les lieux où il exerce : avec des usagers de cracks, dans des squats, dans une prison, avec les assistantes familiales de l'Aide sociale à l'enfance, avec les chômeurs en grève, avec les Roms expulsés. Au cours de cette déambulation on ne rencontre pas des individus paumés, désinsérés mais des personnes actives qui appartiennent à des collectifs. Ils doivent apprendre à faire face aux menaces permanentes de destruction que les « polices du social » font régner sur eux. Pour l'auteur qui a appris son métier de psychologue avec Tobie Nathan, ce sont ces collectifs qui permettent l'invention d'une « communisation » de l'expérience. Pour lui, il n'y a pas de thérapeutique possible sans de tels lieux, où se rencontrent les mondes des patients et les mondes des thérapeutes. Les thérapeutes ne peuvent pas rester neutres : ils sont amenés s'ils veulent faire leur travail, à s'engager dans une éthique de la relation qui oblige à la rupture politique avec un système qui intègre, neutralise ou subordonne les différences. La thérapeutique passe, au contraire, par la fabrication de tels lieux.
Les animaux ont bien changé au cours des dernières années. Les babouins mâles qui semblaient tellement préoccupés de hiérarchie et de compétition nous disent à présent que leur société s'organise autour de l'amitié avec les femelles. Les corbeaux, qui avaient si mauvaise réputation, nous apprennent que, quand l'un d'eux trouve de la nourriture, il en appelle d'autres pour la partager. Les moutons, dont on pensait qu'ils étaient si moutonniers, n'ont aujourd'hui plus rien à envier aux chimpanzés du point de vue de leur intelligence sociale. Et nombre d'animaux qui refusaient de parler dans les laboratoires behavioristes se sont mis à entretenir de véritables conversations avec leurs scientifiques. Ces animaux ont été capables de transformer les chercheurs pour qu'ils deviennent plus intelligents et apprennent à leur poser, enfin, de bonnes questions. Et ces nouvelles questions ont, à leur tour, transformé les animaux...
Depuis la première édition de ce livre, les uns et les autres ont continué à se surprendre et un chapitre inédit nous fait découvrir leurs avatars les plus récents. Aujourd'hui, des rats rient dans leurs laboratoires, des perroquets australiens apprennent, avec leurs scientifiques, à mieux collaborer. Quant aux babouins, on découvre que certains auraient domestiqué des chiens et apprivoisé des chats ! Ce livre fourmille de mille exemples et histoires et nous invite à nous demander si tous ces êtres ne sont pas occupés à nous poser une question politique.
Pourquoi les sciences modernes n'avancent-elles que sur un mode guerrier : guerre du scientifique contre ses concurrents, du savant contre le « charlatan », du « nouveau » contre l'« ancien » ? Pourquoi les sciences s'affirment-elles sous le jour le plus faux : triomphe d'un savoir enfin objectif, neutre et désintéressé, produit par une démarche méthodique, humble et sereine ? Et pourquoi quand les scientifiques disent leurs rêves et leurs ambitions, est-ce si souvent la spéculation arrogante et la polémique qui s'expriment ? Pourquoi, par exemple, la physique moderne est-elle habitée par la conviction qu'elle seule peut percer l'énigme de ce monde, énigmatiquement intelligible comme l'a dit Einstein ? Peut-on répondre à ces questions sans insulter les passions des scientifiques mais d'une manière qui leur permette d'échapper à « la passion moderne de disqualifier toute pratique qui ne souscrit pas à l'affirmation d'un monde unique » ?
C'est pour répondre à ces questions qu'Isabelle Stengers revisite quelques grands moments de l'histoire des sciences. Si nul d'entre nous n'a le droit de prétendre représenter le « genre humain » ou d'inventer « une utopie qui vaille pour tous les habitants de la terre », nul n'a non plus le droit de raconter cette histoire des sciences dites modernes comme celle de la découverte d'une réalité qui devrait faire autorité pour tous et toutes. Les passions qui habitent cette histoire ne sont pas arbitraires mais singulières, et c'est cette singularité qu'il convient de cultiver s'il s'agit de nous libérer de l'insupportable tolérance de ceux qui prétendent « savoir » envers ceux qui, disent-ils, « croient ».
Les cosmopolitiques d'Isabelle Stengers nous demandent, selon Donna Haraway, de penser, et de prendre des décisions « en présence de celles et ceux qui en porteront la conséquence ».
Friction : que se passe-t-il dans les « zones-frontières » où se développe une économie sauvage, ravageant les ressources, les plantes, les animaux, les forêts et les cultures humaines ? Où aucun droit ne limite plus la puissance de bandes armées qui constituent l'avant-garde d'un capitalisme à la fois moderne et archaïque ? Anna Tsing nous emmène à Bornéo chez les Dayaks meratus, mais ce pourrait aussi bien être en Amazonie au Brésil.
Friction : comment entendre le cri de tous ceux et celles - humains et non-humains - qui disparaissent dans un maelstrom de destructions où la forêt laisse place à des plantations de palmiers à huile ? Comment apprendre à regarder une forêt que l'on croyait sauvage comme un espace social, habité ? Comment faire l'histoire de la botanique en redonnant aux peuples indigènes le rôle qui a été le leur ?
Friction : comment des lycéens et des étudiants indonésiens amoureux de la nature ont-ils appris, pas à pas, à refaire de la politique sous la dictature ? Comment les alliances les plus boiteuses peuvent-elles être fécondes ?
Friction : comment faire de l'ethnographie sans se plier aux règles de l'orthodoxie académique, sans théorie à vérifier, mais en fabulant, en rendant perceptibles des aspects de la réalité souvent considérés comme accessoires ? Avec Anna Tsing, il faut apprendre à mettre en suspens nos routines perceptives et nos jugements normatifs, apprendre à sentir et ressentir, à développer une culture de l'attention, apprendre avec ce qui la fait hésiter, avec ce qui l'oblige à multiplier les manières de raconter, les méthodes ethnographiques.
Partons à la découverte de fraises, de tomates - jamais hors-sol -, de choux, d'herbes aromatiques, de plantes d'agrément... qui obligent leurs partenaires humains à respecter leurs exigences pour grandir et prospérer. Les paysans et paysannes avec lesquels l'auteur va désherber, cueillir ou rempoter ne parlent jamais des rapports qu'ils entretiennent avec leurs plantes en termes de « production ». Dusan Kazic nous initie à leurs côtés à un monde où se tissent des liens qui donnent naissance à des familles multispécifiques. Les plantes ne sont pas (que) des êtres mangeables, mais des maîtres d'apprentissage, des êtres d'amour, des êtres de travail, des êtres de jeux, des êtres qui parlent à leur manière. Écoutons ces histoires que l'auteur raconte avec passion !
Les paysans « animent » les plantes en tissant avec elles des liens sensibles qu'elles et ils cultivent en agriculture biologique, en conventionnelle, ou encore en agriculture « raisonnée ».
Si l'on veut éviter que les terres ne tombent définitivement en ruine, chercher à « produire autrement » ne suffit pas. Il ne s'agit pas d'arrêter de nourrir les humains mais de commencer à penser une agriculture au travers des rapports coévolutifs que les humains entretiennent avec les plantes, une agriculture des relations. Dans l'héritage de Pierre Clastres, James Scott et Donna Haraway, l'auteur propose de rompre avec le paradigme de la production issu du savoir économique, qui mène à la destruction des paysans et de cette Terre, pour concevoir une agriculture et plus largement un monde sans production et sans économie.
Être africain ou afrodescendant, c'est provenir d'un peuple dont l'humanité fut contestée sur les plans juridique, scientifique, philosophique, théologique, économique, psychiatrique. On n'en continue pas moins à exiger des Afrodescendants qu'ils cessent de « ressasser », de « ruminer » l'histoire coloniale, répétant ainsi une vieille injonction esclavagiste à l'oubli des ancêtres et à la méconnaissance de la communauté d'origine.
Pourquoi prendre la question sous l'angle de la dignité ? La dignité est ce que le Blanc essaie d'abolir lorsqu'il exerce sa violence sur le Noir. Mais c'est aussi ce dont le Blanc se prive lui-même lorsqu'il exerce sa violence sur le Noir. Enfin, c'est ce que le Noir réaffirme collectivement lorsqu'il s'engage contre la domination blanche. Lorsque la dignité d'un jeune Noir est prise d'assaut, lorsqu'il est violé ou assassiné par les représentants de l'État, c'est une longue histoire de luttes, de conquêtes et d'affirmation d'une humanité africaine qui vacille et tremble sur ses bases.
La Dignité ou la Mort propose une implacable analyse critique de la tradition philosophique européenne. Mais c'est pour mieux renouer avec l'histoire méconnue de la pensée radicale des mondes noirs. Les révoltes d'esclaves, la négritude, les usages révolutionnaires du christianisme en Amérique du Nord et en Afrique du Sud, l'ontologie politique seront autant d'étapes d'un véritable parcours de libération.
La dignité est la capacité de l'opprimé à tenir debout entre la vie et la mort.
Opposer les scientifiques à un « public prêt à croire n'importe quoi » - et qu'il faut maintenir à distance - est un désastre politique. « Ceux qui savent » deviennent les bergers d'un troupeau tenu pour foncièrement irrationnel. Aujourd'hui, une partie du troupeau semble avoir bel et bien perdu le sens commun, mais n'est-ce pas parce qu'il a été humilié, poussé à faire cause commune avec ce qui affole leurs bergers ? Quant aux autres, indociles et rebelles, qui s'activent à faire germer d'autres mondes possibles, ils sont traités en ennemis.
Si la science est une « aventure » - selon la formule du philosophe Whitehead -, ce désastre est aussi scientifique car les scientifiques ont besoin d'un milieu qui rumine (« oui... mais quand même ») ou résiste et objecte. Quand le sens commun devient l'ennemi, c'est le monde qui s'appauvrit, c'est l'imagination qui disparaît. Là pourrait être le rôle de la philosophie : souder le sens commun à l'imagination, le réactiver, civiliser une science qui confond ses réussites avec l'accomplissement du destin humain.
Depuis Whitehead le monde a changé, la débâcle a succédé au déclin qui, selon lui, caractérisait « notre » civilisation. Il faut apprendre à vivre sans la sécurité de nos démonstrations, consentir à un monde devenu problématique, où aucune autorité n'a le pouvoir d'arbitrer, mais où il s'agit d'apprendre à faire sens en commun.
On connaît Darwin comme fondateur de la théorie de l'évolution. Ce que l'on sait moins, c'est que la grande passion de sa vie a été l'étude des orchidées dont il possédait une extraordinaire collection. Il s'est particulièrement intéressé à leur fécondation par des insectes. Sans les guêpes, y aurait-il encore des orchidées ? Ces dernières ont développé des « stratagèmes » pour attirer les guêpes mâles et les séduire. Les guêpes ne se contentent pas de transporter du pollen, elles font littéralement « jouir » les orchidées.
Ces travaux viennent compléter la théorie de l'évolution par une théorie de l'« involution ». Les branches de l'arbre de l'évolution viennent se croiser, se mêler. L'orchidée ne peut pas perdurer sans ses liens avec une autre espèce. Loin d'être un cas singulier, ce pourrait être la règle : les arbres et les champignons, les humains et les milliards de bactéries qui les peuplent... Cette nouvelle biologie, initiée par Lynn Margulis, s'oppose au « néodarwinisme », ou théorie du « gène égoïste », pour qui la « concurrence », et non la collaboration ou le lien, est le mécanisme de base. On sait comment cette théorie a essaimé, en particulier dans les sciences économiques, mais aussi en sociologie.
La biologie de l'involution multiplie les découvertes. Les auteures poursuivent en présentant les travaux les plus récents sur le langage chimique des plantes, par exemple sur les plants de tabac... Une nouvelle biologie indispensable à l'heure du nouveau régime climatique qui exige que nous connaissions ce à quoi et par quoi nous sommes attachés.
Ce livre marque une étape clef dans le projet de Bruno Latour : faire l'anthropologie des modernes. Il est composé de deux textes dont l'objectif est de remettre en cause des notions qui nous tiennent habituellement à coeur : celle de « croyance » et celle de « critique ». Avec humour, Bruno Latour bricole deux notions : celle de faitiche et celle d'iconoclash. Elles lui permettent d'abolir la distance que nous avions crue solidement établie entre nous (les modernes) et les autres. La notion de faitiche permet de douter de la croyance en la croyance, celle d'iconoclash permet de suspendre le geste iconoclaste pour en interroger l'histoire. Il remet ainsi en cause toute une partie de l'édifice sur lequel sont construites les science humaines. Mais, chemin faisant, il crée les outils pour nous aider à nous comprendre nous-mêmes, à faire notre propre anthropologie.
Nous croyons savoir ce que font les guérisseurs : ils s'appuient sur les croyances (irrationnelles) des patients et agissent de manière « symbolique » ; s'ils obtiennent des résultats, c'est grâce à leur capacité d'écoute. Nous croyons aussi savoir ce qu'est la médecine moderne : une médecine très technique, rationnelle, mais trop peu à l'écoute des patients. Dans ce livre, Tobie Nathan et Isabelle Stengers montrent que cette opposition est trompeuse. Selon Tobie Nathan, les guérisseurs sont intéressants justement parce qu'ils n'écoutent pas les patients : les techniques de « divination » s'opposent à celles du « diagnostic ». En interrogeant l'invisible, en identifiant ses intentions, ceux-ci construisent de véritables stratégies thérapeutiques dont les guérisseurs africains sont des virtuoses. La médecine moderne se caractérise, elle, par son empirisme et non pas par sa rationalité. Le thème de la rationalité sert à combattre les autres techniques de soin.
Ce livre, véritable manifeste de l'ethnopsychiatrie, bouleversera tous ceux qui ont affaire avec le soin et la médecine. Au-delà, l'objectif du psychologue et de la philosophe est de nous obliger à repenser le rapport entre la culture occidentale et les autres. Cette nouvelle édition est complétée avec deux textes où les auteurs répondent à leurs contradicteurs.
On a l'habitude de penser que la démocratie moderne vient des Lumières, de l'usine, du commerce, de la ville. Le paysan resterait un personnage au mieux simple et vertueux, au pire arriéré et réactionnaire, n'ayant que haine et mépris pour la ville, la société et le progrès authentique. À l'opposé de cette vision, ce livre examine ce qui, dans les relations entre l'agriculteur ou le jardinier et la terre cultivée, favorise la formation de la citoyenneté. Défile alors sous nos yeux un cortège étonnant d'expériences démocratiques.
Du jardin d'Éden qu'Adam doit « cultiver » et, en même temps, « garder », c'est-à-dire dont il doit prendre soin, à la « petite république » que fut la ferme pour Jefferson, les hortillonnages médiévaux d'Amiens, l'agriculture urbaine de Savannah vers 1750, les kibboutz israéliens, les jardins ouvriers et familiaux, l'agriculture environnementale actuelle, les « incroyables comestibles » de Todmorden, les jardins partagés urbains, et bien d'autres épisodes tous plus inventifs les uns que les autres. Aujourd'hui, des millions de gens s'engagent dans des expériences agricoles qui représentent une puissance de changement considérable.
Cultiver la terre n'est pas un travail comme un autre. Ce n'est pas d'abord suer, arracher, rentabiliser, s'essouffler, souffrir, arraisonner. C'est, en premier lieu, dialoguer, écouter, proposer, prendre une initiative et écouter la réponse, mêler des rythmes et des logiques différents, viser l'avenir sachant qu'on ne peut calculer à coup sûr. Sous cet angle, l'agriculture comme culture de la terre n'ont rien de commun avec la production agro-industrielle et l'organisation capitaliste de cette production. Elles s'en distinguent comme la subsistance se distingue du profit, la fertilité s'oppose au rendement, comme l'occupation ou la jouissance de la terre se distinguent de son appropriation.