Dans cette introduction claire et engagée, Hourya Bentouhami propose une relecture vivifiante de l'oeuvre de Judith Butler. Jusqu'à présent, les lecteurs français ont eu tendance à séparer ses écrits théoriques fondateurs sur le genre, les identités et le langage de ses interventions jugées plus directement politiques sur le 11 septembre, Israël-Palestine, Guantanamo, le Printemps arabe ou Occupy Wall Street... Butler se serait détournée de la réflexion sur le queer pour s'attacher à des objets plus classiques, mettant en jeu les formes de constitution du peuple. Mais, surtout, on tend à ignorer le dialogue qu'elle entretient avec les principales figures des théories postcoloniales et critiques de la race. Or, selon Hourya Bentouhami, ces séparations ne tiennent pas. Les élaborations théoriques de Butler attestent du nouage complexe entre sexe, genre, race et nation. Les discours de la différence sexuelle et de la différence raciale sont articulées et ont une généalogie étroitement entrelacée : impossible dès lors de déconstruire l'un sans déconstruire l'autre.
Figure précurseuse de l'étude des masculinités, Raewyn Connell a mis au jour l'existence, au sein de l'ordre de genre, d'une masculinité hégémonique qui vise à assurer la perpétuation de la domination des hommes sur les femmes, tout en étant sans cesse mise à l'épreuve dans le vécu des hommes. À l'heure où les mouvements masculinistes agitent l'épouvantail d'une « crise de la virilité » pour masquer le refus des hommes de voir s'effacer leurs privilèges, cet ouvrage présente une cartographie nuancée des différentes manières d'endosser une identité masculine. Articulant théorie et récits de vie, il offre de précieux outils pour penser les rapports sociaux de sexe et nourrir la critique du patriarcat.
Contre la victimisation des hommes et, plus généralement, contre toute vision essentialiste des rôles sexués, les analyses des dynamiques de genre qui s'établissent du côté du masculin formulées par Connell éclairent les impensés contemporains du féminisme et remettent en cause les conceptions simplistes du genre. Ses réflexions sur les pratiques constitutives de la matérialité du corps des hommes et des enjeux d'incarnation qui s'y nouent représentent une contribution décisive aux études de genre.
Dans cet ouvrage, l'initiatrice de la théorie queer montre que le corps est l'instance à partir de laquelle il est possible de penser la constitution d'identités sexuelles qui déjouent les normes de genre ordonnées à l'opposition entre masculin et féminin. Comment une sujet se forme-t-il ? Selon Judith Butler, ce processus de formation est toujours le produit paradoxal d'un assujettissement à la norme. Et ce paradoxe est constitutif de la vie psychique du pouvoir, au sens où, en tant qu'il est éprouvé psychiquement, il explique l'attachement viscéral à soi-même - autrement dit, à sa propre subordination. D'où la nécessité d'analyser avec minutie les mécanismes d'un tel assujettissement et ses résultats contrastés.
Entre 2015 et 2019, Marius Loris Rodionoff s'est rendu dans les tribunaux de grande instance de Lille, Paris et Alençon pour assister aux audiences publiques de comparutions immédiates. Retenant dix journées d'audiences, à raison de cinq affaires par jour, il a composé la cinquantaine de textes que contient ce volume. Le dispositif choisi est brut et sobre : la transcription des faits incriminants. À travers ces scènes ordinaires de la justice, l'auteur décrit en ethnographe le fonctionnement d'une institution de reproduction de l'ordre social. Au moment où la comparution immédiate se politise et sert à réprimer massivement les mouvements sociaux, ce livre lève un coin de voile sur cette machine à punir et enfermer.
Le travail est l'objet de nombreux fantasmes. Certains annoncent sa quasi-disparition prochaine, sous l'effet des transformations technologiques. D'autres se contentent de prophétiser la disparition du salariat, que ce soit pour la célébrer ou la déplorer. Pendant ce temps, le secteur de l'intelligence artificielle recrute des micro-travailleurs de l'ombre par millions. Les ouvriers de la logistique travaillent soixante heures par semaine et parcourent à pied jusqu'à 30 km par jour. Et les nouveaux secteurs d'activités sont le lieu de conflits sociaux inédits.
Démontant les discours des futurologues, Juan Sebastian Carbonell montre dans cet ouvrage que le travail conserve une place centrale dans nos sociétés, que cette activité continue de jouer un rôle d'intégration majeur et d'être le principal ressort de la reproduction sociale. Contre la mise en avant d'une « crise du travail » qui permet d'affirmer qu'il n'existe plus de sujets politiques collectifs, contre le renoncement concomitant que constitue l'idée d'un revenu universel, il dessine une perspective révolutionnaire articulée autour de deux objectifs : libérer la vie du travail et libérer le travail de la domination du capital.
Les dernières décennies ont vu l'essor des préoccupations environnementales, en même temps que l'émergence d'un mouvement en faveur des communs. Malgré cela, les débats sur les enjeux écologiques contemporains ont eu tendance à délaisser la question centrale de la propriété. Une fausse alternative s'est dessinée entre une certaine orthodoxie économique, qui voit dans la propriété privée un cadre optimal d'exploitation et de conservation des écosystèmes, et des visions parfois trop romantiques des pratiques communautaires. C'est oublier que les formes de la propriété sont consubstantielles aux dynamiques d'appropriation de la nature : des vagues successives de marchandisation à l'instrumentalisation par les États des politiques de protection environnementale, elles sont un lieu crucial où se nouent nature et capital, pouvoir et communauté, violence et formes de vie.
En 1978, Monique Wittig clôt sa conférence sur « La Pensée straight » par ces mots : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » L'onde de choc provoquée par cet énoncé n'en finit pas de se faire ressentir, aujourd'hui encore, dans la théorie féministe et au-delà. En analysant l'aspect fondateur de la « naturalité » supposée de l'hétérosexualité au sein de nos structures de pensées, que ce soit par exemple dans l'anthropologie structurale ou la psychanalyse, Monique Wittig met au jour le fait que l'hétérosexualité n'est ni naturelle, ni un donné : l'hétérosexualité est un régime politique. Il importe donc, pour instaurer la lutte des « classes », de dépasser les catégories « hommes »/ « femmes », catégories normatives et aliénantes. Dans ces conditions, le fait d'être lesbienne, c'est-à-dire hors-la-loi de la structure hétérosexuelle, aussi bien sociale que conceptuelle, est comme une brèche, une fissure permettant enfin de penser ce qui est « toujours déjà là ».
Fruit d'un travail collectif auquel ont participé près de 90 auteurs - chercheurs en sciences sociales, journalistes, écrivains - Le Nouveau monde brosse un ample tableau de la France néolibérale. De la sécession des élites aux formes instituées du mépris social, de l'ordre dominant aux multiples oppositions qu'il suscite, du quotidien des travailleurs aux mythologies qui structurent l'esprit du temps, ce livre-somme analyse et raconte la France d'aujourd'hui. Attentif aux traces et aux indices qui signaleraient l'éclosion de phénomènes inédits, Le Nouveau monde s'attache à éclairer l'état présent du pays à la lumière des dynamiques économiques, sociales et politiques qui, ces quarante dernières années, voire davantage encore, l'ont produit. Mêlant reportages, articles théoriques, témoignages et textes littéraires, ce livre hybride mène donc un travail d'élucidation sans équivalent. Près de trente ans après la publication de La Misère du monde, et alors que le pays chemine sur une crête, Le Nouveau monde se présente à la fois comme un livre d'intervention dans la campagne électorale qui commence et comme un livre de fond, qui tâche de cerner et de rendre intelligible le moment de bascule dans lequel nous nous trouvons.
La « Zone », c'est d'abord une bande de terre large de quelques centaines de mètres qui entoure Paris. Logée entre les fortifications de la ville, édifiées dans les années 1840, et sa banlieue, elle sert aux manoeuvres militaires. Là, s'installe progressivement une population interlope - chiffonniers, mendiants, pauvres de toutes sortes - dans un fatras de roulottes, de tissus et de métaux. À la fin du siècle, chez ceux de l'extérieur, la Zone devient un objet : objet de curiosité, de fantasmes, d'angoisse, de commisération, de littérature et d'images. Bref, l'objet de perceptions hétérogènes les unes aux autres mais unies par une même tendance à regarder de haut cette population, à la dominer avec plus ou moins de bienveillance.
De la Zone, aujourd'hui devenue, par extension, la désignation de toute forme de marginalité, Jérôme Beauchez propose une « archéographie » subtile et sensible, c'est-àdire l'histoire des regards - ceux de la bohème artistique et des photographes, des chansonniers et des journalistes, des élus et des hygiénistes - qui, en la constituant en objet, ont fabriqué une catégorie d'étrangers de l'intérieur, de « sauvages de la civilisation », dont on perçoit encore la prégnance, bien longtemps après la destruction de cet espace. Des zoniers aux zonards et au-delà, ce livre raconte l'histoire des marges.
En 1525, le prédicateur Thomas Münzer prend la tête d'un soulèvement armé regroupant des ouvriers des mines, des paysans, des hommes du commun, qui traverse l'Allemagne. Ses cibles, ce sont les seigneurs féodaux et le clergé, diabolique ramassis d'« anguilles » et de « serpents ». L'insurrection est écrasée en mai 1525 et Thomas Münzer est arrêté, torturé et décapité. Par la suite, entre occultations, oublis et résurgences, Münzer deviendra l'un des noms à travers lesquels se déploient les aspirations, les craintes et les affrontements internes à la politique moderne. C'est une figure éternelle de l'utopie, une allégorie de l'émancipation populaire, dont ce maître ouvrage expose avec brio les enseignements toujours actuels.
Depuis quelques années, le féminisme connaît un nouvel essor, en France et dans le monde occidental, mais aussi partout ailleurs, particulièrement en Amérique latine. Ce petit livre a pour ambition de faire le point sur la diversité des luttes et réflexions actuelles. Il fait l'hypothèse qu'une « quatrième vague » du féminisme a commencé. Il propose tout d'abord un parcours politique et intellectuel à travers l'histoire trop méconnue des trois premières vagues, dont il détaille les grands courants, les lignes de force, les lignes de clivage et les points aveugles : ce souci pédagogique est une de ses premières vertus, surtout à une époque où l'on réduit parfois uniformément la deuxième vague à un féminisme « blanc », « bourgeois » ou « d'État ».
L'autrice insiste sur les enjeux et les points de division du mouvement aujourd'hui (les femmes musulmanes, le travail sexuel et les personnes trans, notamment) et défend un féminisme axé sur la « reproduction sociale », sur la relation entre oppression de genre et perpétuation du système capitaliste.
S'inscrivant dans les pas de Lise Vogel et Silvia Federici, elle jette un pont entre le féminisme matérialiste ou marxiste des années 1970 et les luttes et travaux les plus contemporains.
Les lectrices et lecteurs trouveront dans ce livre un précieux guide pour s'orienter dans l'histoire et l'actualité du féminisme.
Face au changement climatique, trois grands scénarios se dessinent : le premier fonde ses espérances sur les innovations techniques ; le second projette une régulation étatique des pratiques déprédatrices et polluantes ; le troisième, tragique, attend que la catastrophe nous ramène aux conditions éthiques d'une vie sobre. Tous passent à côté du problème central : les causes de la catastrophe environnementale sont inscrites dans la structure du capitalisme. Alors quelle serait la politique la plus adaptée à l'Anthropocène ? Le communisme ! Le capital étant un système d'appropriation généralisée des conditions naturelles de la subsistance, humains comme non-humains sont dépossédés de l'accès à leurs conditions de reproduction. Le mot d'ordre historique du communisme, l'abolition de la propriété privée, n'en est donc que plus actuel. Mais il doit être repensé à partir de la condition écologique.
En confrontant les débats anthropologiques contemporains (Descola, Tsing, Latour, Viveiros de Castro, Haraway) au marxisme (Marx, Williams, Mariàtegui), Terre et capital pose les bases d'un naturalisme historique : si les milieux sont toujours produits par l'action conjointe d'espèces différentes, les formes dans lesquelles la nature nous apparaît ont une histoire culturelle et politique. Le communisme du vivant a commencé à s'inventer chez des penseurs marxistes qui cherchaient à penser l'exploitation conjointe de la terre et des travailleur·se·s. Ils ont fondé les luttes pour la reproduction sociale et écologique sur la puissance révolutionnaire de la paysannerie. Le naturalisme historique inaugure une histoire écologique des sociétés et annonce un avenir communiste pour la Terre.
Diversité », « lutte contre les discriminations », « statistiques ethniques » : autant d'expressions qui, depuis les années 2000, n'ont cessé d'alimenter la controverse au sein de la sphère publique française. Dans ce contexte, les domaines audiovisuel et cinématographique ont été au coeur des préoccupations et la question de la représentation des dites « minorités visibles » a été particulièrement polémique. Inversant les termes habituels du débat français autour de la « diversité », cet ouvrage propose d'interroger la construction sociale de la blanchité. Ce concept anglo américain, né à la fin des années 1980 et presque complètement ignoré en France, désigne un mode de problématisation des rapports de race : l'étude des modalités dynamiques par lesquelles des individus ou groupes peuvent adhérer ou être assignés à une « identité blanche » socialement gratifiante. Entre études histo- riques novatrices sur l'articulation entre capitalisme et racisme et enquêtes sociologiques consacrées à l'hégémonie blanche, Dans le blanc des yeux rend ainsi compte des débats qui ont renouvelé la conceptualisation du racisme et pose à nouveaux frais la question de la dimension racialisante des représentations médiatiques.
La forme du sommeil qui prévaut dans les sociétés occidentales n'est en rien « naturelle » : elle ne s'est imposée qu'à partir du xixe siècle. Jusqu'alors, le sommeil y était généralement scindé en deux blocs de durée égale, séparés par une période de veille d'une heure environ que pouvaient occuper diverses activités :
Méditation silencieuse, réflexion sur le sens des rêves, prière, rapports intimes, consommation de tabac, tâches ménagères, soin des bestiaux... Mais avec la révolution industrielle et son cortège de bouleversements, en particulier la large diffusion de nouvelles technologies d'éclairage artificiel, un processus de consolidation du sommeil est intervenu qui a abouti à l'imposition de la norme du sommeil d'un bloc de huit heures ininterrompues.
Ce processus s'est accompagné d'une dévalorisation du sommeil, lequel n'est plus considéré comme un impératif biologique, mais comme un temps mort qui ne peut faire l'objet d'une valorisation économique. Une pression culturelle forte se développe dès lors en faveur d'un temps de sommeil réduit.
Parallèlement, le fait de se réveiller au milieu de la nuit se trouve assimilé au plus célèbre des troubles du sommeil : l'insomnie.
En France, le seul emploi du mot « islamophobie » provoque des froncements de sourcils, du fait de la campagne soutenue menée par une grande partie de l'intelligentsia et des médias pour le discréditer et nier la réalité objective qu'il propose de décrire. De la même manière, l'idée qu'il puisse exister des similitudes entre l'antisémitisme et l'islamophobie soulève les passions, car elle semble s'attaquer au principe de l'unicité de la Shoah et à la théorie de la « nouvelle judéophobie ».
Malgré cette hostilité, les travaux sociologiques et historiques portant sur l'islamophobie moderne ont connu de grandes avancées ces dix dernières années. Beaucoup d'entre eux soulignent que les musulmans sont racialisés, au prétexte non pas de différences morphologiques ou « biologiques », mais de caractères culturels et religieux.
Les juifs d'Europe ayant été le premier groupe religieux à être perçu et représenté comme une race distincte, une étude croisée avec l'antisémitisme s'impose comme l'une des approches les plus adéquates.
Ce livre propose une synthèse historique et théorique rigoureuse à l'usage du grand public. Si son objectif principal est d'élucider la relation exacte entre la racialisation du juif et celle du musulman en Occident du milieu du XIXe siècle à nos jours, il voudrait également fournir un cadre théorique pour une approche globale des différentes formes de racisme.
L'art et l'argent : ce vieux couple célèbre depuis peu de nouvelles noces, à nouveaux frais. A tel point qu'il est devenu difficile, voire impossible, de ne pas immédiatement parler d'argent lorsqu'on parle de l'art d'aujourd'hui. L'art semble désormais l'affaire exclusive des plus riches ; les autres sont invités à en admirer les effets mais à éviter d'en tirer les conséquences et d'en penser l'implicite.
Ce livre part au contraire de l'idée que la question de l'art, donc aussi celle de ses rapports avec l'argent, appartient à tout le monde. En mêlant témoignages, essai littéraire, textes théoriques et reproductions d'oeuvres contemporaines, en s'intéressant aux fondations privées comme aux écoles d'art, à la spéculation comme à la condition d'artiste et à la précarisation des travailleurs des mondes de l'art, il voudrait permettre de mieux comprendre depuis quand, comment et sous quelles formes la "valeur" argent a transformé nos façons de faire de l'art, de le regarder et d'en parler.
Les Limites du capital, dont la première édition est parue en 1981, est le plus grand livre du géographe David Harvey et l'un des monuments de la théorie marxiste du siècle passé. Produit d'une dizaine d'années de recherches et de réflexions, cet ouvrage propose une reconstruction « historico-géographique » de l'analyse du capitalisme développée par Marx.
Reconstruction, et non commentaire, car l'objectif de l'auteur est double : d'une part, il met à l'épreuve la cohérence et la solidité des travaux économiques de Marx (principalement exposés dans Le Capital, mais aussi dans les manuscrits préparatoires à ce livre, tels les Grundrisse) ; d'autre part, il met particulièrement en relief certains aspects de la théorie marxienne, comme les notions de contradiction et de crise du capitalisme, et en propose des prolongements inédits, le plus marquant concernant la production capitaliste de l'espace : le capitalisme est un système socio- économique qui se développe et résout ses inévitables crises d'accumulation en créant et en détruisant des territoires. Harvey fait donc la part belle à l'examen de la rente foncière et des processus de financiarisation, en particulier du crédit.
Qu'on ne s'y trompe donc pas : Les Limites du capital construit une théorie générale du capitalisme. C'est pourquoi cet ouvrage presque quarantenaire, antérieur aux séismes financiers qui ont secoué les trois dernières décennies, n'a absolument pas vieilli.
Pas à pas, méticuleusement, il guide les lecteurs à travers les vertigineuses complexités d'un système capitaliste qui est plus que jamais le nôtre.
Les Subalternes peuvent-elles parler? est l'un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés dans le monde depuis vingt-cinq ans. Problématique et polémique, à l'écriture vigoureuse, il a démontré depuis sa première publication, par le nombre de commentaires, de critiques et de recherches qu'il n'a pas cessé de susciter, une productivité peu commune, qui n'a d'égale peut-être dans son domaine que celle des écrits d'Edward Said et de Homi Bhabha.
« En suivant un parcours nécessairement sinueux, cet essai partira d'une critique des efforts déployés actuellement en Occident [notamment par Gilles Deleuze et Michel Foucault] visant à problématiser le sujet, pour aboutir à la question de la représentation du sujet du Tiers-Monde dans le discours occidental. Chemin faisant, l'occasion me sera donnée de suggérer qu'il y a en fait implicitement chez Marx et Derrida un décentrement du sujet plus radical encore.
J'aurai de plus recours à l'argument, qui surprendra peut-être, selon lequel la production intellectuelle occidentale est, de maintes façons, complice des intérêts économiques internationaux de l'Occident.
Pour finir, je proposerai une analyse alternative des rapports entre les discours de l'Occident et la possibilité pour la femme subalterne de parler (ou la possibilité de parler en son nom). Je tirerai mes exemples spécifiques du cas indien, à travers la discussion approfondie du statut extraordinairement paradoxal de l'abolition par les Britanniques du sacrifice des veuves. » (Gayatri Chakravorty Spivak)
Le 15 mars 1928, le Japon connaît une vague de répression sans précédent : 1 600 sympathisants, militants et syndicalistes communistes sont arrêtés sans motif avéré. Tue à l'époque par la majorité des organes de presse, cette opération est menée par la police « spéciale » - ou politique - aux ordres d'un gouvernement conservateur qui, sous couvert de défendre le « corps de la nation », préserve les intérêts des grands propriétaires du pays.
Kobayashi Takiji travaille alors à Otaru, l'un des principaux théâtres de ces rafles. Témoin des événements, il en livre dans ce roman - le premier écrit de sa main - un récit poignant, marqué du sceau de la jeunesse et de l'urgence, et qui sera frappé par la censure.
Dans ce récit-manifeste, précurseur du Bâteau-Usine, l'auteur multiplie les personnages et les points de vue. Il reconstitue ainsi la vision parcellaire de ce déferlement de violence propre à ceux qui, impuissants, n'ont pu que le subir. Dans un contexte où la question des violences policières fait retour partout dans le monde, ce classique de la littérature japonaise de l'entre-deux-guerres offre une perspective poignante sur ce que signifie faire l'expérience de la répression.
Depuis 1976, le cycle de films Rocky construit une autre histoire de l'Amérique. Un champion blanc y domine la boxe poids lourds, catégorie emblématique d'une lutte symbolique et virile. Le pugiliste défend un monde où les Blancs dominent l'art de la cogne, où les États-Unis dictent la marche mondiale des sports. L'histoire, la vraie, est bien différente.
Mais, parce que les univers médiatiques nous traversent, qu'ils induisent en nous perceptions et devenirs, l'historien doit s'en saisir pour comprendre les « grands états d'âme collectifs » qui ont « le pouvoir de transformer une mauvaise perception en une légende » (Marc Bloch). Cet essai d'histoire immersive interroge donc moins la vie d'un homme fictif qu'un fantasme collectif, en explorant les ressorts d'une illusion cinématographique, ses zones d'ombre et les intersections qu'elle construit avec la réalité.
Rocky règne sur un monde factice où les ennemis de l'Amérique conservatrice sont, le temps d'un match, battus à la régulière. Les collisions avec le réel orchestrées par Stallone en appellent de nouvelles. Ainsi le mashup, emprunté au punk et au hip-hop, est introduit ici comme modalité d'écriture et la critique interventionniste érigée en méthode. Ce dispositif permet de convoquer d'autres sources pour dialoguer avec l'imaginaire cinématographique. Le portrait du boxeur se détache alors de celui des films, et Rocky se révèle enfin pour ce qu'il est : un baromètre des frustrations sociales, des hantises raciales et des peurs viriles de son temps.
Le Triangle fatal est un ouvrage tiré d'un cycle de trois leçons données par Stuart Hall à l'université de Harvard en 1994. Hall y traite de l'identité culturelle, qu'il tient pour la question politique centrale de notre époque, en examinant la construction discursive de trois de ses formes principales : la race, l'ethnicité et la nation. À chaque fois, il reconstruit les opérations discursives effectuées par ces notions, les significations qu'elles induisent, les différences qu'elles produisent et qui leur permettent d'avoir des effets réels.
Par exemple, même si l'on sait que les races, entendues au sens biologique et génétique, n'existent pas, la dimension biologique de la notion de race est inéliminable : c'est la signification investie dans des caractéristiques physiques qui lui permet de fonctionner comme fabrique d'altérité, comme système de différenciations culturelles, sociales et politiques. C'est aussi sa fausse évidence ou naturalité qui lui confère sa permanence et son emprise.
L'ethnicité est une catégorisation qui se veut plus large, et moins stigmatisante, que celle de race - une définition de l'identité davantage axée sur une communauté culturelle, en particulier de langue, de traditions et de coutumes. Selon Hall, dans le contexte de la mondialisation et de l'accélération des migrations mondiales, la résurgence de la problématique ethnique s'explique par le déclin d'hégémonie de l'échelon fondateur de l'identité collective moderne : la nation. L'identité étant ainsi scindée de son lieu concret d'origine, au profit d'un espace mondial plus abstrait, les identités prolifèrent et se mêlent les unes aux autres, de façon désordonnée, voire anarchique.
C'est le paradigme de l'hybridité ou de l'identité diasporique, à propos de quoi Hall explique en conclusion : « La question n'est pas de savoir qui nous sommes, mais qui nous pouvons devenir. » Ce bref livre, qui présente de façon succincte la méthode et certaines des idées centrales de Stuart Hall, constitue le point d'entrée idéal dans une oeuvre dense et complexe, abordant des problématiques qui demeurent d'une brûlante actualité.