Longtemps le couple parental fut le pilier des sociétés patriarcales et hétérosexuelles. « Papa-maman » (au singulier) y désignait l'horizon indépassable du foyer censé produire et élever les enfants. Cette norme naturalisée, décriée comme « bourgeoise », régentait le corps social tout entier et le « Famille je vous hais ! » d'un Gide ne faisait que confirmer son empire. Les temps ont changé et si nul ne se soucie aujourd'hui de conspuer la famille, c'est qu'elle est dans tous ses états.
L'idée qu'il faille nécessairement un Père et une Mère pour faire naître et grandir des enfants semble datée, voire ringarde. L'hégémonie de l'ancien modèle parental est remise en cause tant par les avancées médicales (procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, greffes d'utérus ou dons de mitochondries) que par des évolutions sociétales qui perturbent la symbolique conventionnelle.
Traditionnellement, le père a toujours été jugé « incertain » par le droit, par opposition à la mère, « certaine » par la grossesse et l'accouchement. Les techniques de procréation changent la donne et la figure maternelle elle-même perd un peu de son évidence. Quand l'enfant est conçu dans une éprouvette, qui sera véritablement « parent » de l'enfant à naître : le donneur de gamète (spermatozoïde, ovocyte), la personne qui le porte, celle qui l'éduque ?
Au coeur de notre psychologie, Freud avait placé le complexe d'oedipe : tuer le père, coucher avec la mère. Mais ce nouage de la constitution psychique (celle des hommes, du moins) est-il encore opératoire dans ces organisations nouvelles que sont la famille « queer », homoparentale ou transparentale ?
Ce numéro spécial de Critique interroge les silhouettes de Papa et Maman telles que les redécoupent des bouleversements biomédicaux et légaux sans précédent ; il s'efforce aussi d'en éclairer les mutations en les confrontant aux figures que l'histoire, la littérature ou le cinéma ont fixées dans notre imaginaire, depuis le père absent ou despotique à la mère infanticide ou incestueuse.
Papas-Mamans : les inconnu(e)s dans la maison ?
Numéro spécial coordonné par Thierry Hoquet.
Il y a exactement cinquante ans (en juin 1973), Critique publiait un numéro spécial intitulé « Lectures de Nietzsche ». Voici « Nietzsche encore ». Le titre s'est imposé de lui-même. Moins du reste comme un clin d'oeil à ce numéro 313 vieux d'un demi-siècle que pour rendre hommage au renouvellement des études nietzschéennes, et au flux ininterrompu de travaux d'édition et de traduction qui ne cesse de revivifier nos lectures du philosophe.
Prétendre à l'exhaustivité serait insensé et tout à fait vaine la tentation du bilan. En mettant l'accent sur quelques entreprises saillantes, comme Nietzsche Source, et en nous faisant l'écho d'approches diverses, souvent contradictoires, parfois iconoclastes, nous ne prétendons offrir qu'une esquisse des nouveaux contours - très différents de ceux de 1973 - donnés à la figure et à l'oeuvre de Nietzsche par nos contemporains.
Céline a toujours fait scandale. De livre en livre. D'une « affaire » l'autre. La dernière en date a éclaté en 2021 avec la réapparition de milliers de pages présumées perdues. La majeure partie de ce « trésor retrouvé » entre aujourd'hui dans la Pléiade, enrichissant les deux premiers volumes d'une nouvelle édition des oeuvres. Henri Godard, l'un de ses meilleurs lecteurs et son infatigable éditeur depuis 1974, retrace icil'histoire « chaotique » des éditions de Céline et nous présente celle, très attendue, qui paraît ce mois-ci. « Tout finit en Pléiade », notait malicieusement Gérard Genette. Mais avec Céline, quand c'est fini, ça recommence... Et les controverses céliniennes, elles non plus, ne devraient pas cesser de sitôt. Pierluigi Pellini, qui a pris part à la récente dispute sur les inédits, nous en convainc, en revenant notamment sur un épisode presque inconnu en France : la polémique italienne de 1981, jouée à fronts politiques renversés, autour de la traduction des pamphlets antisémites.
Philosophe, écrivain, anthropologue des images et des affects ; ymagier subtil de mondes enfuis et archiviste du temps présent ; montreur de formes et monteur de textes ; guetteur au carrefour des langages et sismographe des soulèvements : Georges Didi-Huberman est tout cela - tour à tour ou simultanément. Son oeuvre est d'une ampleur impressionnante - et pas seulement par le nombre des livres parus : plus de quatre-vingts à ce jour. Elle se déploie dans de nombreux espaces, ce numéro spécial en témoigne, sans que lui-même soit assignable à aucun. Nulle dispersion, pourtant : un étoilement plutôt, autour d'une passion du sens constamment innervée par un souci éthique.
Son travail et sa pensée aujourd'hui importent - nous importent.
Avec un texte inédit de Georges Didi-Huberman.
Les sexes, les genres, les sexualités sont des entités mouvantes, dont les formes varient au fil des âges, des contextes, des événements et des révolutions. Deux événements mondiaux sont en train de transformer les manières dont nous abordons les identités, les désirs et les plaisirs : le mouvement #MeToo, dirigé contre les violences sexuelles, nous oblige à repenser la question du consentement ; l'épidémie de Covid-19, rendant nos vies plus virtuelles, nous a habitués à traduire nos émotions dans le registre du « distanciel ».
Avec quels effets sur nos vies ? Quelles conséquences sur nos sexualités ? Quelles répercussions sur la pensée féministe contemporaine ? Vaste dossier, abordé ici autour d'oeuvres singulières, d'Amia Srinivasan à Manon Garcia, de Paul B. Preciado à Virginie Despentes et Alexandre Volodine.
Nous figeons volontiers le Japon dans l'immuabilité supposée de ses traditions. Or si une littérature se passionne pour le présent, c'est bien la littérature japonaise : même quand elle fait du passé (national) sa pâture, c'est pour mieux nourrir l'incessante investigation qu'elle mène sur les rapports sociaux, politiques, familiaux d'aujourd'hui.
Ce souci de décrire et d'évaluer le monde contemporain est au coeur du dossier conçu par Thierry Hoquet. Y sont évoquées des figures très contrastées d'écrivaines et d'écrivains, les unes bien connues, les autres encore ignorées du public français, faute de traduction.
De Mishima à Wataya Risa ou Kanehara Hitomi, de Henmi Yô à Aki Shimazaki, quoi de commun ? Peut-être cette présence au monde et ce désir d'y intervenir - par action et réaction, pour reprendre le titre d'un beau livre de Jean Starobinski.
Jean-Christophe Bailly a publié plus de quarante livres. Avec lui, c'est toute la littérature d'essai qui prouve son importance, sa consistance, sa justesse critique. Et sa liberté d'allure. Par la délicatesse intense et obstinée de son approche, il a contribué à modifier notre regard sur des questions devenues, grâce à lui, non seulement plus présentes, mais aussi plus urgentes : le paysage, l'animal, la ville, les images, les formes.
La poursuite, dans les arts de la scène, « désigne un projecteur mobile susceptible d'accompagner le déplacement d'un acteur sur le plateau », rappelle Jean-Christophe Bailly, qui a intitulé Poursuites un recueil de textes sur le théâtre. Toute son oeuvre semble animée, en effet, par l'élan qui consiste à suivre une chose du monde - une oeuvre, une bête, une phrase, une rivière, une image - et à en accompagner la force.
Il a des années que Critique suit l'oeuvre de Bailly. Avec ce numéro spécial, la poursuite se poursuit.
En février 1848, Marx voyait le spectre du communisme hanter l'Europe. Fin 1849, le condamné à mort Dostoïevski, gracié par le tzar devant le poteau d'exécution, commence sa vie d'outre-tombe, Vita Nova peuplée de démons et jalonnée de chefs-d'oeuvre.
Le bicentenaire de sa naissance a été célébré en 2021, selon les rites, par colloques et publications. Mais comment commémorer une hantise ? De cette oeuvre, l'ombre portée pèse encore sur nous. Sa noirceur a même pris, entre confinements, néo-nihilisme et stratégies de la terreur, une inquiétante actualité qui va bien au-delà des récupérations nationalistes ou religieuses dont elle fait l'objet en Russie.
C'est cette survivance de Dostoïevski qu'interrogent Nicolas Aude, Elena Galtsova, André Markowicz et Georges Nivat dans le présent numéro de Critique.
Le fait divers sanglant fascine. Non résolu, il passionne. Rien d'étonnant à ce que les écrivains s'en inspirent ou s'en emparent : de Stendhal à Truman Capote, ils ont été nombreux à mettre cet atout dans leur jeu. Mais le jeu lui-même est en train de changer. Qu'elle « fictionnalise » des crimes bien réels ou qu'elle rouvre des dossiers que l'on croyait depuis longtemps classés, toute une littérature d'aujourd'hui s'adonne à la contre-enquête.
Simple perpétuation, par d'autres moyens, d'une connivence invétérée ? Ou émergence d'une nouvelle relation entre écrivains et assassins - ce qu'on pourrait appeler, en souvenir de Borges, un « tournant inquisitorial » ?
L'affaire est instruite, dans cette livraison de Critique, par Blanche Cerquiglini, Pierre Judet de la Combe et Thierry Hoquet, avec l'aide de Pierre Bayard, orfèvre en « critique policière ».
« Les Grecs ne sont pas nos ancêtres », nous dit l'helléniste Pierre Judet de La Combe. Blasphème ? Non. Simple rappel : de renaissance en renaissance, c'est nous qui adoptons les Grecs.
Nous vivons aujourd'hui l'une de ces renaissances. Les « langues mortes » n'ont jamais été plus menacées, les humanités classiques plus marginalisées ; la Grèce ancienne, pourtant, ne cesse de susciter des travaux qui interrogent vigoureusement notre présent politique, éthique et philosophique.
Ce numéro l'illustre. Marielle Macé y présente le maître-ouvrage de Frédérique Ildefonse sur la conception grecque du sujet. Marc Lebiez montre l'omniprésence d'Athènes dans nos débats sur démocratie et démagogie. Martin Rueff s'attache aux pleureuses comme à un phénomène remarquable de pérennité anthropologique. Philippe Roger évoque la Grèce de Roland Barthes dont le Mémoire sur la tragédie grecque, resté inédit, vient de paraître. Pascal Charvet commente l'imposant Tout Homère auquel a contribué, en tant que traducteur de l'Iliade, Pierre Judet de La Combe - qui lui-même répond à nos questions sur cette présence de la Grèce parmi nous.
Spécialiste mondialement reconnue de l'histoire ouvrière mais aussi de l'histoire des femmes, Michelle Perrot a puissamment contribué à remodeler ces domaines d'étude. Ses analyses des grèves, mais aussi du rôle des femmes dans la cité, continuent d'orienter nombre de recherches ; de même ses travaux sur la prison et sur les mécanismes d'enfermement, menés en étroite liaison avec ceux de Michel Foucault. Elle a également contribué à réhabiliter l'analyse de la vie privée, de l'intime. De sa thèse, qui fit date, Les Ouvriers en grève, à Histoire de chambres, cette énergique historienne des conflits, sociaux et « genrés », s'est aussi affirmée comme une subtile analyste des tyrannies de l'intimité comme de ses frêles bonheurs.
Une fois n'est pas coutume, Critique fête l'un des siens, Michel Deguy, entré à son comité de rédaction en 1963. Le saluer est affaire d'amitié. Lui rendre hommage, c'est dire que la poésie est toujours là qui marche, discrète et puissante. N'était Deguy, nous finirions par oublier qu'elle est une force de proposition : « le poème fait des propositions - logiquement, érotiquement ».
On trouvera dans ce numéro, assemblé par Martin Rueff, quatre poèmes inédits suivis d'un entretien, et un ensemble d'études, les unes transversales, les autres plus particulièrement consacrées aux publications récentes de Michel Deguy.
L'« inventeur » supposé de la bande dessinée, Rodolphe Töpffer, l'affirmait dès 1837 : « Les dessins, sans le texte, n'auraient qu'une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. » Cette maxime, Riad Sattouf ne la désavouerait sans doute pas. Il est aujourd'hui l'un des plus féconds de nos auteurs de BD et fait la preuve, année après année, que qualité peut rimer avec popularité.
Pour saluer la publication récente du Jeune Acteur 1, Yves Hersant, Christine Détrez, Jean Pouillon, Mercedes Volait, Thierry Hoquet (et Riad Sattouf lui-même, dans l'entretien qu'il nous a accordé) arpentent le monde qu'il a créé. Un monde dans lequel la jeune Esther et Pascal Brutal croisent l'« Arabe du futur ». Un monde réel qui, du réel, a toute l'étrangeté.
Nous vivons mal la disparition annoncée de tant d'espèces et espaces naturels. Mais que dire, que penser, que faire de cette autre disparition : celle de l'idée même de nature ?
La nature hante nos discours anxieux ou indignés - mais comme l'ombre de ce qu'elle fut.
On pouvait croire que, chassée de la métaphysique et objectivée par la science, elle trouverait refuge dans la pensée écologique et la philosophie environnementale. Il n'en est rien. Tantôt rejetée comme une illusion, voire une mystification, tantôt dénoncée comme une fable aux relents misogynes, invalidée ou décriée, « la nature » semble aujourd'hui proscrite, y compris par ses défenseurs.
Ce numéro spécial de Critique, conçu par Françoise Balibar, Pedro Cordoba, Élie During et Thierry Hoquet, croise philosophie, sciences, arts et littérature pour tenter d'éclairer l'un des plus violents paradoxes du monde contemporain : l'omniprésence d'une absence, l'invocation permanente à une Nature devenue spectrale.
Le monde est saturé d'images. Ni cette saturation, pourtant, ni la marchandisation du visible n'affaiblissent l'événement que constitue parfois la rencontre avec les images : leur surgissement, d'autant plus émouvant qu'il a lieu sans tapage, est au coeur de l'entretien que nous a accordé Laurent Jenny, ainsi que de son livre Le Désir de voir, que commente Dominique Rabaté. Avec Nathalie Delbard et son Strabisme du tableau, toute une historicité du « voir » se découvre, faite de troubles et d'inquiétudes du regard ; Giovanni Careri a lu pour nous cet essai solidaire de la psychanalyse et attentif à « ce qui fait histoire dans l'art ». Anne Lafont, quant à elle, nous invite à reparcourir, catalogue en mains, la remarquable exposition conçue par Christine Barthe au musée du Quai Branly : À toi appartient le regard et (...) la liaison infinie entre les choses.
Quelle meilleure conjuration en effet, dans la prolifération vertigineuse des images, que cette expérience démultipliée du voir retracée dans ces textes, réunis par Marielle Macé ?
La traduction a longtemps été définie comme un art - mineur. Récemment tirée de son statut ancillaire, elle a été ceinte d'une double auréole épistémologique et éthique, avec pour mission de réunir une humanité séparée depuis Babel. Cette irénique euphorie est vite retombée et le mot « passeur » est passé de mode. Mais l'intérêt porté à la traduction est plus vif que jamais. Car ses enjeux sont non seulement linguistiques, littéraires ou philosophiques, mais politiques, économiques, géostratégiques. Les travaux qui lui sont consacrés, en renonçant à l'apologétique, ont gagné en acuité critique. Faisant intervenir plusieurs disciplines des sciences humaines aux côtés des études littéraires, de la linguistique et de la philosophie, ils donnent une nouvelle profondeur de champ à la réflexion née des questions de traduction.
De ce renouveau, le présent numéro de Critique se veut l'écho.
Le rapport du Japon à l'Occident est singulier : dès son « ouverture » de 1868, il a préféré la rivalité à la soumission et l'identification à l'assimilation.
D'où d'étonnantes circulations et réappropriations : « rêve grec » de nombreux intellectuels japonais à la fin du xixe siècle et, à la même époque, réception confucéenne d'un Rousseau façon IIIe République. En sens inverse et près d'un siècle plus tard : acclimatation occidentale d'un Mishima qui a lui-même contribué à forger, pour l'étranger, une certaine image de son oeuvre. Ou encore, en 2020, épopée « nippone » écrite par un helléniste français.
À l'heure où émerge un nouveau Japon littéraire, à la fois « transnational » et « transfrontalier », il est temps d'en finir avec le cliché de l'absolue différence japonaise. C'est à quoi nous invitent les textes ici réunis par Thierry Hoquet.
Le mot design évoque une prolifération d'objets dont les qualités formelles seraient moulées sur leurs destinations fonctionnelles. Sa connotation la plus courante, c'est le consumérisme. Il a pourtant été promu par des avant-gardes artistiques et architecturales qui projetaient de reconfigurer la vie, pas (seulement) les fauteuils. Et aujourd'hui, il s'applique à des artefacts de toute nature, à toutes les échelles, bien au-delà des ustensiles du quotidien.
L'idée de design court, tel le furet, à travers toute la culture « moderne », dans un rapport tendu avec l'architecture. Repartir de ce noeud historique pour élucider une notion complexe et controversée, tel est le choix fait dans ce numéro spécial de Critique, conçu par Claire Brunet.
« ARCHI/DESIGN » explore un dialogue qui est aussi une querelle. Il nous mène de Weimar et Ulm à Milan, en passant par Paris et Tokyo ; de Perret à Koolhaas ou Branzi. On y croise les questions adressées naguère par Sigfried Giedion à l'automatisation, au design industriel et à la production de masse. On s'interroge sur les notions de design urbain ou environnemental, mais aussi de design algorithmique, de post-objet, de « tournant chosique ». On découvre, avec Paul Virilio, la fascination des bunkers ; et avec les radicaux italiens d'Archizoom et de Superstudio, l'appel du désert. Sans oublier le dessein très humain qui donne forme aux fleuves et aux villes.
Jean-Benoît Puech occupe une place singulière dans la littérature française contemporaine. Depuis quatre décennies, il promène de fervents lecteurs sur une mappemonde de carton-pâte ou dans son « jardin de la France » entre Auvergne et Val de Loire.
Ou si ce n'est lui, c'est donc son double. Car le plus souvent, c'est sous d'autres noms que le sien - Benjamin Jordane, Clément Coupèges - qu'il nous introduit dans son intimité. Comment s'en étonner de la part d'un romancier qui soutint naguère une thèse sur l'auteur « supposé » et dont le premier opus, en 1979, recensait les oeuvres inexistantes d'écrivains imaginaires ?
La récente parution de La Préparation du mariage est une bonne occasion de découvrir ou revisiter cette oeuvre intempestive. Avec ici pour guides Charles Coustille, Dominique Rabaté et Alix Tubman-Mary ; et avec l'aide de Jean-Benoît Puech en personne.
L'exposition Le Modèle noir du musée d'Orsay ; l'ouverture de la première chaire d'histoire africaine au Collège de France ; l'inauguration de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage ; la question devenue brûlante des restitutions du patrimoine africain par les musées européens : autant de manifestations esthétiques et culturelles qui désignent notre présent comme un moment, marqué par l'émergence d'une mémoire et d'une histoire africaines ignorées, voire réprimées. Mais cette nécessaire rétrospection est loin d'en épuiser le sens et ce moment, c'est aussi et surtout l'imagination des Africains et des Afro-descendants d'aujourd'hui qui est en train de le définir. C'est pourquoi nous avons mis au coeur de ce numéro les créations et réflexions vives et neuves dont l'ensemble constitue ce que nous proposons de nommer « art Noir ». Cet art Noir - qui n'est pas seulement africain mais s'élabore depuis une expérience noire - inquiète et interpelle ; il propose aussi ; il travaille à la fois le passé et l'avenir : le passé, en interrogeant l'histoire et la mémoire de l'Atlantique noir et en sondant ce que notre monde doit à la brutalité de la traite et de la colonisation ; l'avenir, en inventant des formes pour les futurs d'une Afrique à la fois continentale et diasporique.
Il n'est bruit parmi les gens de théâtre que de la crise du théâtre. Crise de la profession, dont le malaise suscité par le statut des intermittents n'est qu'un des aspects. Crise aussi de l'institution théâtrale et du modèle de " service public " dont l'hégémonie est récente mais qui accomplissait au fond un très ancien voeu des Lumières, celui d'une scène civique, mi-école et mi-agora.
Certes, le théâtre a toujours vécu aussi de ses crises. Celle-ci a pourtant une dimension qui paraît nouvelle et pourrait être symptomatique d'un ébranlement en profondeur. Depuis au moins un demi-siècle, le théâtre le plus " moderne ", le plus vivant en tout cas, a été dominé par la figure du metteur en scène - flanquée à partir des années 60-70 par celle du " dramaturge ". Or c'est bien cette figure qui paraît aujourd'hui compromise ou dévaluée. C'est toute une manière de faire du théâtre et surtout de le " diriger " qui est mise en cause dans ce qu'on appelle parfois le " postdramatique ".
C'est ce dossier dans le dossier, cette crise à l'intérieur de la crise, qui fait l'objet des articles ici réunis. Pour l'instruire, nous avons fait appel à deux spécialistes des études théâtrales : Christian Biet retrace, à travers trois ouvrages récents, la généalogie de cet étrange personnage qu'est le metteur en scène ; Tiphaine Karsenti, à partir d'un important ouvrage d'Isabelle Barbéris, montre comment la crise théorique et pratique du théâtre contemporain pourrait bien cacher une autre, celle de la mise en scène. Et tandis que Thomas Pavel, professeur à l'université de Chicago, revient sur la dramaturgie de Claudel (dont l'oeuvre théâtrale paraît dans la Pléiade), Elena Galtsova, chercheuse à l'Académie des sciences de Russie, nous parle des heurs et malheurs du théâtre français contemporain dans son pays.
Nous souhaitions évidemment recueillir aussi les réactions d'un metteur en scène : Jacques Lassalle, que son parcours et ses livres désignaient pour être celui-là, répond dans un entretien accordé à Critique aux questions de Christian Biet et Yves Hersant.