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Fata Morgana
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LUI - Et donc, mesdames messieurs, les lettres que vous voyez assemblées sur cet écriteau forment le mot tapirs. Contrairement aux lettres T.A.M.A.N.O.I.R.S. qui, malgré un bon début et même un excellent départ, échouent dans leur tentative. Leur effort n'est pas absolument vain cependant et les trois dernières comme les deux premières ne détonneraient pas dans le mot tapirs, c'est vrai, elles ne dépareraient pas le mot tapirs. Mais entre celles-ci et celles-là, hélas, il s'en trouve quatre autres, observez bien, le M, le A, le N et le O qui sont tout à fait déplacées, tout à fait hors de propos pour ne pas dire saugrenues, qui infléchissent considérablement le sens, qui le faussent, avouons-le, si bien que le mot formé finalement désigne tout autre chose que nous, nomme une autre réalité, une autre bête, car enfin, combien de fois faudra-t-il vous le dire...
ENSEMBLE - Nous ne sommes pas des tamanoirs !
LUI - Nom de Dieu !
Crabes, punaises, hérissons, orang-outans ou, plus récemment, tortues, l'animal fait partie de la panoplie littéraire d'Eric Chevillard. Indiscrète plongée au coeur du zoo, ces dix-huit dialogues d'animaux, qui agissent à la fois comme loupe et miroir, révèlent autant qu'il auscultent : nous voici scrutés par un verbe vicieux...
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Oui mais moine en Caraïbe vous vous y voyez vous moine en Caraïbe, barbe et bure sous le soleil fixe au bord du lagon interdit, barbe et bure et tous ces fruits défendus, trop charnus, sur tout le corps bure et barbe sur le visage, oh évidemment vu comme ça mais pendant ce temps-là quoi de l'iguane en chartreuse ?
Qu'en serait-il des moines s'ils vivaient aux Caraïbes et des iguanes en Chartreuse ? Pourquoi les boeufs n'auraient-ils pas que trois pattes ? La mer cesse-t-elle d'ourler sur la sable une fois qu'on lui tourne le dos ? Autant de questions absurdes nées d'une imagination vicieusement fertile qu'explore Éric Chevillard dans une prose volubile.
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Est-elle vraiment morte, en somme, ou n'est-elle que patiente, incroyablement patiente ? Ne dirait-on pas qu'elle attend quelque chose - que quelque chose se passe. Son dossier pourrait constituer le départ d'une échelle ; comme un projet d'évasion. Empaillée et même rempaillée, elle présente encore un danger si on y regarde bien. Vous arrivez devant elle avec ce maintien que vous avez reçu de votre éducation, avec cette fierté que vous donnent à bon droit vos travaux, avec cette stature que vous avez acquise sur les stades, dans les salles de musculation.
Puis vous faites l'erreur de lui tourner le dos et alors, en une seconde, elle vous casse en trois.
Toujours d'une même plume, aussi hargneuse que brillante, Eric Chevillard défie le langage, met en garde la syntaxe, ridiculise le temps : la chaise est auscultée, le courage interrogé, le gredin réhabilité - ou pas -, les ennemis récompensés... Nous trépignons à nouveau pour que sous nos pieds se dérobent les sols les plus stables et vacillent les évidences les plus solides.
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Le maître-nageur. On ne l'a jamais vu dans l'eau. Sait-il seulement nager ? On l'ignore. Il tourne autour de la piscine en faisant claquer ses sandalettes de bois sur les dalles. Semblable au morse ou à l'hippopotame, prétendument aquatiques, plus souvent vautrés sur les berges ou les banquises, il lui suffit de se tenir au bord pour entretenir sa réputation d'excellent nageur.
Ronde des métiers chantonnée avec malice par Éric Chevillard, Dans la zone d'activité réunit vingt-huit portraits, épinglés comme autant de papillons dans une vitrine. Boucher ou notaire, montreur d'ours, trapéziste ou maître-nageur, sont observés, avec une mordante obstination, à la seule lumière d'une activité professionnelle, pour extraire du caractère de chacun une paradoxale et substantifique moelle poétique.
Philippe Favier, de dessins inédits, souligne les contours de cette galerie.
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Pardonnez-moi, mais allons-nous longtemps encore devoir supporter ça, en permanence et partout, la présence des pierres ? Sommes-nous si tendres et friables pour toujours et en tout lieu nous déchirer aux pierres, nous y casser le nez, y léser notre peau fragile et le daim plus sensible encore qui la recouvre ? Car voilà en effet ce que nous sommes pour les pierres : des fontaines de sang prêtes à jaillir, des squelettes en allumettes. Encore un de ces scandales passés sous silence, auquel il faudrait se résigner. Eh bien, non ! Moi, je ne m'y résous pas.
Le monde est mal fait, chacun le sait : il y a les pierres sur lesquelles on se cogne, le ciel d'où tombe la grêle, le froid qui nous fait grelotter, le temps qui passe inexorablement. Alors que faire ?
Déblayons, plafonnons, chauffons et suspendons le temps à une patère, propose Chevillard.
Le ton satirique qui fait les désormais fameuses chroniques d'Éric Chevillard au Monde des Livres est ici de rigueur dans ces courtes proses qui traitent l'absurde par l'absurde.
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Sans doute ne peut-on éternellement demeurer sans réagir.
Notre être simple et gauche, on le dirait bâti pour être submergé. Sa peau est fine, sans étanchéité. Il a neuf trous dans sa coque. L'angoisse venue du dehors a tôt fait de le couler. Les textes réunis dans ce volume consignent les réactions épidermiques d'un sujet aux prises avec l'angoisse, laquelle s'incarne en des personnages suffisants ou bornés dont l'aplomb le renvoie sans cesse à ses propres défaillances, à son hésitation, à son naufrage.
C'est justement cet aplomb qu'il va défier et combattre. Chaque texte décrit avec insistance une séquence brève dans laquelle s'expose douloureusement ou comiquement ce conflit. Simultanément, deux réalités incompatibles tentent d'occuper le terrain. L'être simple et gauche, prisonnier de celle qui toujours finissait par céder, va se débattre cette fois, avec plus ou moins de réussite, avec quoi qu'il en soit une opiniâtreté inhabituelle et notable.
Au terme de la lutte, il sera mort peut-être, mais quelques scalps orneront sa ceinture.